Le théâtre de l'abolition

Aujourd'hui, samedi 10 octobre 2015, est la journée internationale de l'abolition de la peine de mort. Peu de mots dans la presse
Nous connaissons tous, le discours de Robert Badinter sur l'abolition de la peine de mort, prononcé à l'Assemblée nationale alors qu'il était Garde des sceaux.
Il venait présenter son projet de loi.
Robert Badinter a longtemps était ma référence professionnelle et personnelle. Jeune étudiante, je ne pouvais que l'admirer dans son parcours, sa conviction et biensûr dans sa manière de subjuguer un amphithéâtre.  Il m'a déçue un peu récemment, un tout petit peu, sur une de ces déclarations ou son dernier livre peut-être. Ah oui, son livre sur le droit du travail. Mais ce n'est pas le sujet.
Brillant orateur, il le fut aussi à l'Assemblée nationale ce jour là.
Son discours fut long, vous le trouverez dans son intégralité, en vidéo ou en texte, très facilement.
J'ai choisi de le présenter en ne retenant que les moments d'intervention des députés présents ce jour là. La France est une démocratie, la contestation est salutaire. L'essentiel est que la loi fut adoptée puis, bien plus tard, le Président Jacques Chirac intégra l'abolition dans la Constitution française, évitant ainsi qu'une autre loi ne défasse ce qu'une loi a écrit un jour.

Alors ! Acte I, scène 1....profitez je l'espère de ces mots ...entrecoupés d'illustrations.



M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. le garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j'ai l'honneur au nom du Gouvernement de la République, de demander à l'Assemblée nationale l'abolition de la peine de mort en France. 

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J'ai rappelé 1791, la première Constituante, la grande Constituante. Certes elle n'a pas aboli, mais elle a posé la question, audace prodigieuse en Europe à cette époque. Elle a réduit le champ de la peine de mort plus que partout ailleurs en Europe.
La première assemblée républicaine que la France ait connue, la grande Convention, le 4 brumaire an IV de la République, a proclamé que la peine de mort était abolie en France à dater de l'instant où la paix générale serait rétablie.
M. Albert Brochard. Ou sait ce que cela a coûté en Vendée !
Plusieurs députés socialistes. Silence les Chouans !
M. le garde des sceaux. La paix fut rétablie mais avec elle Bonaparte arriva. Et la peine de mort s'inscrivit dans le code pénal qui est encore le nôtre, plus pour longtemps, il est vrai.
Mais suivons les élans. 
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Jaurès - que je salue en votre nom à tous - a été, de tous les orateurs de la gauche, de tous les socialistes, celui qui a mené le plus haut, le plus loin, le plus noblement l'éloquence du cœur et l'éloquence de la raison, celui qui a servi, comme personne, le socialisme, la liberté et l'abolition. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et sur plusieurs bancs des communistes.)
Jaurès... (Interruptions sur les bancs de l'union de la démocratie française et du rassemblement pour la République.)
Il y a des noms qui gênent encore certains d'entre vous ? (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.)
M. Michel Noir. Provocateur!
M. Jean Brocard. Vous n'êtes pas à la cour, mais à l'Assemblée!
M. le président. Messieurs de l'opposition. Je vous en prie.
Jaurès appartient, au même titre que d'autres hommes politiques, à l'histoire de notre pays. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
M. Roger Corrèze. Mais pas Badinter!
M. Robert Wagner. Il vous manque des manches, monsieur le garde des sceaux!

M. le président. Veuillez continuer, monsieur le garde des sceaux.
M. le garde des sceaux. Messieurs, j'ai salué Barrés en dépit de l'éloignement de nos conceptions sur ce point ; je n'ai pas besoin d'insister.
Mais je dois rappeler, puisque, à l'évidence, sa parole n'est pas éteinte en vous, la phrase que prononça Jaurès : "La peine de mort est contraire à ce que l'humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et à l'esprit de la Révolution." 

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Telle est la raison pour laquelle Briand, au-delà même des principes, vint demander à la Chambre d'abolir la peine de mort qui, la France venait ainsi de le mesurer, n'était pas dissuasive.
Il se trouva qu'une partie de la presse entreprit aussitôt une campagne très violente contre les abolitionnistes. Il se trouva qu'une partie de la Chambre n'eut point le courage d'aller vers les sommets que lui montrait Briand. C'est ainsi que la peine de mort demeura en 1908 dans notre droit et dans notre pratique.
Depuis lors - soixante-quinze ans - jamais, une assemblée parlementaire n'a été saisie d'une demande de suppression de la peine de mort.
Je suis convaincu - cela vous fera plaisir - d'avoir certes moins d'éloquence que Briand mais je suis sûr que, vous, vous aurez plus de courage et c'est cela qui compte.
M. Albert Brochard. Si c'est cela le courage !
M. Robert Aumont. Cette interruption est malvenue !
M. Roger Corrèze. Il y a eu aussi des gouvernements de gauche pendant tout ce temps!
M. le garde des sceaux. Les temps passèrent.
On peut s'interroger : pourquoi n'y a-t-il rien eu en 1936 ? La raison est que le temps de la gauche fut compté. L'autre raison, plus simple, est que la guerre pesait déjà sur les esprits. Or, les temps de guerre ne sont pas propices à poser la question de l'abolition. Il est vrai que la guerre et l'abolition ne cheminent pas ensemble. 

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Le Président de la République a fait connaître à tous, non seulement son sentiment personnel, son aversion pour la peine de mort, mais aussi, très clairement, sa volonté de demander au Gouvernement de saisir le Parlement d'une demande d'abolition, s'il était élu. Le pays lui a répondu : oui.
Il y a eu ensuite des élections législatives. Au cours de la campagne électorale. Il n'est pas un des partis de gauche qui n'ait fait figurer publiquement dans son programme...
M. Albert Brochard. Quel programme ?
M. le garde des sceaux. ... l'abolition de la peine de mort. 


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Par conséquent, prétendre s'en rapporter à un référendum, ne vouloir répondre que par un référendum, c'est méconnaître délibérément à la fois l'esprit et la lettre de la Constitution et c'est, par une fausse habileté, refuser de se prononcer publiquement par peur de l'opinion publique. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et sur quelques bancs des communistes.)
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En un mot, s'agissant de l'opinion, parce qu'on pensait aux suffrages, on a attisé l'angoisse collective et on a refusé à l'opinion publique les défenses de la raison. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et sur quelques bancs des communistes.)
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Qu'on ne me dise pas que, ceux-là, on ne les condamne pas à mort. Il suffirait de reprendre les annales des dernières années pour se convaincre du contraire. Olivier, exécuté, dont l'autopsie a révélé que son cerveau présentait des anomalies frontales. Et Carrein, et Rousseau, et Garceau.
Quant aux autres, les criminels dits de sang-froid, ceux qui pèsent les risques, ceux qui méditent le profit et la peine, ceux-là, jamais vous ne les retrouverez dans des situations où ils risquent l'échafaud. Truands raisonnables, profiteurs du crime, criminels organisés, proxénètes, trafiquants, maffiosi, jamais vous ne les trouverez dans ces situations-là. Jamais ! (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.)
Ceux qui interrogent les annales judiciaires, car c'est là où s'inscrit dans sa réalité la peine de mort, savent que dans les trente dernières années vous n'y trouvez pas le nom d'un "grand" gangster, Si l'on peut utiliser cet adjectif en parlant de ce type d'hommes. Pas un seul "ennemi public" n'y a jamais figuré.
M. Jean Brocard. Et Mesrine ?
M. Hyacinthe Santoni. Et Buffet ? Et Bontems ?
M. le garde des sceaux. Ce sont les autres, ceux que j'évoquais précédemment qui peuplent ces annales. 


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En fait, ceux qui croient à la valeur dissuasive de la peine de mort méconnaissent la vérité humaine. La passion criminelle n'est pas plus arrêtée par la peur de la mort que d'autres passions ne le sont qui, celles-là, sont nobles.
Et si la peur de la mort arrêtait les hommes, vous n'auriez ni grands soldats, ni grands sportifs. Nous les admirons, mais ils n'hésitent pas devant la mort. D'autres, emportés par d'autres passions, n'hésitent pas non plus. C'est seulement pour la peine de mort qu'on invente l'idée que la peur de la mort retient l'homme dans ses passions extrêmes. Ce n'est pas exact.
Et, puisqu'on vient de prononcer le nom de deux condamnés à mort qui ont été exécutés, je vous dirai pourquoi, plus qu'aucun autre, je puis affirmer qu'il n'y a pas dans la peine de mort de valeur dissuasive : sachez bien que, dans la foule qui, autour du palais de justice de Troyes, criait au passage de Buffet et de Bontems : "A mort Buffet ! A mort Bontems !" se trouvait un jeune homme qui s'appelait Patrick Henry. Croyez-moi, à ma stupéfaction, quand je l'ai appris, j'ai compris ce que pouvais signifier, ce jour-là, la valeur dissuasive de la peine de mort ! (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.)
M. Pierre Micaux. Allez l'expliquer à Troyes !


M. le garde des sceaux. Et pour vous qui êtes hommes d’État, conscients de vos responsabilités, croyez-vous que les hommes d’État, nos amis, qui dirigent le sort et qui ont la responsabilité des grandes démocraties occidentales, aussi exigeante que soit en eux la passion des valeurs morales qui sont celles des pays de liberté, croyez-vous que ces hommes responsables auraient voté l'abolition ou n'auraient pas rétabli la peine capitale s'ils avaient pensé que celle-ci pouvait être de quelque utilité par sa valeur dissuasive contre la criminalité sanglante ? Ce serait leur faire injure que de le penser.
M. Albert Brochard. Et en Californie ?
Reagan est sans doute un rigolo!
M. le garde des sceaux. Nous lui transmettrons le propos. Je suis sûr qu'il appréciera l'épithète !

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L'abolition votée an 1974, pour le septennat qui s'est achevé en 1981, qu'aurait-elle signifié pour la sûreté et la sécurité des Français ? Simplement ceci : trois condamnés à mort, qui se seraient ajoutés au 333 qui se trouvent actuellement dans nos établissements pénitentiaires. Trois de plus. 

Lesquels ? Je vous les rappelle. Christian Ranucci : je n'aurais garde d'insister, il y a trop d'interrogations qui se lèvent à se sujet, et ces seules interrogations suffisent, pour toute conscience éprise de justice, à condamner la peine de mort. Jérôme Carrein : débile, ivrogne, qui a commis un crime atroce. Mais qui avait pris par la main devant tout le village la petite fille qu'il allait tuer quelques instants plus tard, montrant par là même qu'il ignorait la force qui allait l'emporter. (Murmures sur plusieurs bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française.) Enfin, Djandoubi, qui était unijambiste et qui, quelle que soit l'horreur - et le terme n'est pas trop fort - de ses crimes, présentait tous les signes d'un déséquilibre et qu'on a emporté sur l'échafaud après lui avoir enlevé sa prothèse.
Loin de moi l'idée d'en appeler à une pitié posthume : ce n'est ni le lieu ni le moment, mais ayez simplement présent à votre esprit que l'on s'interroge encore à propos de l'innocence du premier, que le deuxième était un débile et le troisième un unijambiste.
Peut-on prétendre que si ces trois hommes se trouvaient dans les prisons françaises la sécurité de nos concitoyens se trouverait de quelque façon compromise ?

M. Albert Brochard. Ce n'est pas croyable ! Nous ne sommes pas au prétoire !
M. le garde des sceaux. C'est cela la vérité et la mesure exacte de la peine de mort. C'est simplement cela. (Applaudissements prolongés sur les bancs des socialistes et les communistes.)
M. Jean Brocard. Je quitte les assises
M. le président. C'est votre droit !
M. Albert Brochard. Vous êtes garde des sceaux et non avocat !

M. le garde des sceaux. Et cette réalité...
M. Roger Corrèze. Votre réalité !
M. le garde des sceaux. ... semble faire fuir
La question ne se pose pas, et nous le savons tous, en termes de dissuasion ou de technique répressive, mais en termes politiques et surtout de choix moral.
Que la peine de mort ait une signification politique, il suffirait de regarder la carte du monde pour le constater. Je regrette qu'on ne puisse pas présenter une telle carte à l'Assemblée comme cela fut fait au Parlement européen. On y verrait les pays abolitionnistes et les autres, les pays de liberté et les autres.

M. Charles Miossec. Quel amalgame !
M. le garde des sceaux. Les choses sont claires. Dans la majorité écrasante des démocraties occidentales, en Europe particulièrement, dans tous les pays où la liberté est inscrite dans les institutions et respectée dans la pratique, la peine de mort a disparu.
M. Claude Marcus. Pas aux Etats-Unis.
M. le garde des sceaux. J'ai dit en Europe occidentale, mais il est significatif que vous ajoutiez les Etats-Unis. Le calque est presque complet. Dans les pays de liberté, la loi commune est l'abolition, c'est la peine de mort qui est l'exception.
M. Roger Corrèze. Pas dans les pays socialistes.
M. le garde des sceaux. Je ne vous le fais pas dire.
Partout, dans le monde, et sans aucune exception, où triomphent la dictature et le mépris des droits de l'homme, partout vous y trouvez inscrite, en caractères sanglants, la peine de mort.
(Applaudissements sur les bancs des socialistes.)
M. Roger Corrèze. Les communistes en ont pris acte !
M. Gérard Chasseguet. Les communistes ont apprécié.
M. le garde des sceaux. Voici la première évidence : dans les pays de liberté l'abolition est presque partout la règle ; dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée. 
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Dans une civilisation, dans une société dont les institutions sont imprégnées par la foi religieuse, on comprend aisément que le représentant de Dieu ait pu disposer du droit de vie ou de mort. Mais dans une république, dans une démocratie, quels que soient ses mérites, quelle que soit sa conscience, aucun homme, aucun pouvoir ne saurait disposer d'un tel droit sur quiconque en temps de paix.
M. Jean Falala. Sauf les assassins !
M. le garde des sceaux. Je sais qu'aujourd'hui et c'est là un problème majeur - certains voient dans la peine de mort une sorte de recours ultime, une forme de défense extrême de la démocratie contre la menace grave que constitue le terrorisme. La guillotine, pensent-ils, protégerait éventuellement la démocratie au lieu de la déshonorer.

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Je ne ferai pas usage de l'argument d'autorité, car ce serait malvenu au Parlement, et trop facile dans cette enceinte. Mais on ne peut pas ne pas relever que, dans les dernières années, se sont prononcés hautement contre la peine de mort, l'église catholique de France, le conseil de l'église réformée et le rabbinat. Comment ne pas souligner que toutes les grandes associations internationales qui militent de par le monde pour la défense des libertés et des droits de l'homme - Amnesty international, l'Association internationale des droits de l'homme, la Ligue des droits de l'homme - ont fait campagne pour que vienne l'abolition de la peine de mort.
M. Albert Brochard. Sauf les familles des victimes (Murmures prolongés sur les bancs des socialistes.)
M. le garde des sceaux. Cette conjonction de tant de consciences religieuses ou laïques, hommes de Dieu et hommes de libertés, à une époque où l'on parle sans cesse de crise des valeurs morales, est significative.
M. Pierre-Charles Krieg. Et 33 p. 100 des Français!
M. le garde des sceaux. Pour les partisans de la peine de mort, dont les abolitionnistes et moi-même avons toujours respecté le choix en notant à regret que la réciproque n'a pas toujours été vraie, la haine répondant souvent à ce qui n'était que l'expression d'une conviction profonde, celle que je respecterai toujours chez les hommes de liberté, pour les partisans de la peine de mort, disais-je, la mort du coupable est une exigence de justice. Pour eux, il est en effet des crimes trop atroces pour que leurs auteurs puissent les expier autrement qu'au prix de leur vie. 

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A cet instant plus qu'à aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire au sens de "service". Demain, vous voterez l'abolition de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes et sur quelques bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française - Les députés socialistes et quelques députés communistes se lèvent et applaudissent longuement.)

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